LE ROMAN GRAPHIQUE : UN DEVOIR DE MEMOIRE

On la désigne parfois comme étant la « BD d’auteur ». Celle qui fait preuve d’une grande créativité et dont les aspects graphiques et littéraires se complètent… A leur façon. Dans certains cas, le texte se positionne en maître. Mais souvent l’image seule suffit, comme on peut le remarquer à maintes reprises dans Polina de Bastien Vivès : Le texte s’absente par moment et les qualités graphiques de l’auteur se laissent contempler, faisant ainsi appel à l’imagination du lecteur.

On l’a bien compris : Le roman graphique est un genre indépendant qui permet une approche plus personnelle de la BD. Alors souvent, l’auteur se raconte ou raconte les autres comme Craig Thompson dans Blankets. Le souvenir se dessine au fil des pages et s’inscrit parfois dans un contexte historique précis. Il y a Kiki de Montparnasse, cette artiste oubliée des Années Folles, dont la mémoire est ravivée par Catel et Bocquet. Mais aussi Alan Ingram Cope et Vladek Spiegelman. Des noms inconnus pour beaucoup, mais dont l’expérience devient primordiale dans la mesure où ils ont vécu une période terrible de l’Histoire. L’image et les mots viennent alors traduire leurs souvenirs…

HOMO HOMINI LUPUS EST…

Dans Maus (roman graphique récompensé par le prix Pulitzer en 1992), les souris sont juives et les chats allemands. L’approche d’Art Spiegelman quant au douloureux passé de son père Vladek, relève quelque peu de l’imaginaire. Il s’approprie des personnages réels, les déguise, détourne la réalité peut-être pour la rendre moins proche, moins violente, moins réelle. Il personnalise ces douloureux souvenirs qui le touchent de près. Car c’est pendant cette guerre, ce génocide démesuré qu’il a perdu Richieu, ce frère qu’il n’a jamais connu et à qui il rend hommage dans son ouvrage en y incluant une photographie. Ce n’est pas la seule représentation réelle dans Maus. Elles ne sont pas nombreuses, mais suffisent à alimenter une certaine réalité.

 

Dans Maus, l’homme se rabaisse et devient animal. Le rapport de force est ainsi représenté. Par ailleurs, les autres nationalités prennent aussi une forme animale, bestiale. « L’homme est un loup pour l’homme » a écrit Plaute dans la Comédie des Anes. Un animal comme les autres, un animal qui s’ignore ou un être prétentieux qui se croit intelligent, au-dessus de tout (notamment des animaux), mais qui pourtant ne peut le prouver, ou du moins ne s’en donne pas les moyens. Les atrocités amplement décrites dans l’œuvre d’Art Spiegelman nous le démontrent. Est-ce la raison pour laquelle l’animal occupe la première place dans cette histoire humaine ? L’auteur soulève la question de l’identité. Qui sommes-nous réellement ? A quoi appartenons-nous ? Il est intéressant de constater que les Juifs dans Maus sont toujours des souris. Ce qui est le cas de Françoise Mouly, la femme de l’auteur, qui est représentée sous la forme d’une souris. Elle s’est en effet convertie au judaïsme pour satisfaire le père de Spiegelman. Peut-être a-t-il voulu montrer par là, la force et l’importance de l’appartenance à cette religion, à ce peuple. Peut-être a-t-il voulu indiquer que cette caractéristique est avant toute chose. Qu’elle surpasse l’idée même de nationalité. Quoiqu’il en soit, un Juif reste un Juif, et la figure de la souris dans Maus confirme bien la prééminence de cette identité.

CONFUCIUS L’A DIT : « UNE IMAGE VAUT MILLE MOTS. »

Deux personnages, deux destins différents, mais aussi deux interviews hors du commun. Les auteurs ont traduit par l’image les souvenirs de ces individus. Une façon d’en dire davantage sur leur passé riche en rebondissements. Art Spiegelman s’inscrit dans la narration (jusqu’à relater un passage douloureux de sa propre vie, sa sortie de l’hôpital psychiatrique et le suicide de sa mère), mais il laisse tout de même une grande place à son père. Dans la Guerre d’Alan (série de trois tomes parue entre 2000 et 2008 aux éditions de l’Association), Emmanuel Guibert laisse le personnage d’Alan Ingram Cope monopoliser la quasi-totalité de la narration. Il n’usurpe pas son rôle de narrateur. On pourrait presque dire que la Guerre d’Alan est une sorte de carnet de notes étoffé par des illustrations parfois peu détaillés : En effet, les personnages sont assez peu détaillés dans l’ensemble. Leur uniformité traduit peut-être cette volonté de la part de l’auteur (ou d’Alan), de ne pas en dire trop, de garder une certaine distance avec le passé ou d’indiquer la détérioration de la mémoire. Les visages sont de moins en moins précis au fil du temps. De même, le héros ne se distingue pas des autres personnages. On constate par ce procédé l’ampleur que prend le réalisme dans cette œuvre.

La narration se fait image et l’image se fait narration. L’importance ne réside pas dans le détail physique des personnages, mais plutôt dans leur psychologie, leurs actes et les souvenirs ici mis en avant.

L’impasse aurait très bien pu être faite sur les horreurs (très accentuées dans Maus). Mais il semble que Spiegelman a souhaité restituer ce qui est parfois mis de côté : Les atrocités dans toute leur « splendeur ». Celles qui sont subies, celles que l’on est « obligé » de commettre pour survivre. Si Emmanuel Guibert met moins l’accent sur l’horreur et la mort, Spiegelman n’hésite pas à fournir les détails les plus affreux, comme ces enfants juifs que l’on tue froidement en les projetant contre des murs. Par ailleurs, je crois que ce qui m’aura le plus touché dans Maus, c’est l’enfance meurtrie et cette image des trois enfants que leur parente Tosha va empoisonner pour les sauver de l’horreur des camps. A l’inverse, la Guerre d’Alan m’aura plutôt touchée par sa pudeur. De plus, Spiegelman va plus loin et parle de lui-même, des conséquences que la persécution des Juifs par les Nazis a provoquées par la suite. Il soulève des interrogations, se questionne sur l’identité et s’y perd peut-être un peu. On le voit entièrement humain dans une partie du livre, au moment où il évoque une dure période de sa propre vie. Quoiqu’il en soit, le message reste le même dans ces deux ouvrages : Plus jamais ça !

Il faut se souvenir… Et peu importe comment.

 

Audrey M.

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